Le monde était notre ami

pasolini
Début des années 1970

[Rome, septembre 1964]

Chère Laura,

Tu dois certainement être héroïque pour accompagner Nino dans les magasins et lui acheter des vêtements, etc. :
mais la réalité, c’est que tu ne peux pas le supporter.
Sa présence absurde, indésirable, arbitraire, obtenue de lui si facilement, te blesse, je le sais. Et je te comprends. Tout ce qui est pour moi grâce est pour toi oeuvre du Démon – chez lui. Tu as compris que te rebeller revient à te frapper la tête contre les murs. Tout ce qui n’est pas avec la grâce (du bien ou du mal) est contre elle. Je dois dire que ces circonstances me rendent Nino encore plus précieux, parce qu’elles soulignent sa présence charismatique, sa fatalité.
Bon.
Quant au téléphone, en l’occurrence, non seulement tu as bien mérité que je te raccroche au nez, mais tu aurais mérité que je te frappe avec l’appareil sur la tête. Nous étions heureux, légers, en vacances enfin – peut-être pour la première fois de ma vie -, nous sentions que le monde était notre ami, Nino en prenant son bain s’était écrié que la vie est belle !

On peut également comprendre que, pour des raisons personnelles, une personne intervienne injustement, méchamment, dans une situation peut-être idiote, mais heureuse d’une autre personne : en lui faisant du chantage justement pour son bonheur idiot et pour la source, infime, de ce bonheur : je le comprends mais, pour l’instant, avec rage.
Demain je pars pour les Pouilles. On se verra à mon retour.
Salut.

Pier Paolo

Ce contenu a été publié dans Lecture. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.