Excès de révision expérimentale

La superstition du réel chez Flaubert l’a mené naturellement à un processus de suppression constant dans son œuvre : comment pouvait-il jamais être sûr que chaque phrase ou chaque paragraphe n’en disait pas trop, et ainsi violait la réalité ? Proust, au contraire, peut sans cesse ajouter à son œuvre ; il découvre, que grâce à la mémoire créatrice de son narrateur, tout ce qui est étroit et appauvrissant peut, par la force de l’interprétation, être intégré à une vision de plus en plus ample du monde. Et il n’y a rien de naïf en cela. Des objets et d’autres êtres sont présents. Ils se heurtent à la conscience de Marcel, et il en souffre. Mais en admettant son impuissance à les contrôler et à les posséder, il trouve que l’obstacle de sa subjectivité lui donne une sorte de puissance : celle d’inventer et de réviser la signification des événements et, par excès de révision expérimentale, de faire entrer la réalité dans le domaine de son désir.
Léo Bersani
Déguisement du moi et art fragmentaire
Recherche de Proust, p.29
Editions du Seuil, an 1980

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