Börek

borek
Plusieurs années après la mort de mon père, une langue aux sonorités nouvelles est entrée dans notre maison. L’arménien subissait des variations musicales selon que les exilés le parlaient, lors de repas interminables, assis sur des tapis de Perse qui avaient voyagé avec eux, ou bien jouaient, au son d’instruments étranges, des airs évoquant, à mes oreilles ignorantes, des chansons russes.
Pendant la guerre du Liban, un groupe d’Arméniens fuyant Beyrouth rejoignit la maison d’Arcueil et sa communauté d’exilés musiciens, où j’accompagnais ma mère en fin de semaine. Parmi les jeunes noctambules qui prolongeaient des fêtes défuntes (les années 1970, immortalisées par Pierre Clémenti dans les films de Philippe Garrel), deux adolescentes graves se rencontrèrent.
Suzy avait fui les bombardements. Avant de retrouver sa famille américaine, elle fit escale quelques mois du côté de la Porte d’Orléans, accompagnant son frère dans les fêtes de la rue Clavel, confectionnant des plats, dont elle m’apprenait le nom. Aujourd’hui que l’hôtel particulier proche des Buttes-Chaumont, avec son escalier et son parc, a disparu derrière des façades anonymes, ma mémoire a effacé les vestiges de la langue arménienne que mon amie Suzy m’enseigna.
Lorsque je pense à elle (il m’est impossible d’imaginer sa vie dans une métropole américaine), je revois le concours des plats auxquels les exilés se livraient, le dimanche, dans le jardin d’Arcueil où vivait la communauté. Chacun – et ma mère, seule Corse – présentait fièrement sa spécialité, qui se distinguait par son odeur et son nom.
La langue arménienne m’apparaissait chargée d’odeurs, plus sucrées, moins sauvages que celle de ma mère, avec laquelle elle partageait une douleur incommunicable, mais aussi la forme d’un jeu où une troupe d’enfants fait rouler les voyelles, en guise de cailloux. p.71
Hélène Frappat
N’oublie pas de respirer
Actes Sud an 2014

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