Cygne et courant suite

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oooJ’avais mis des baskets à la semelle si fine que je pouvais sentir la peau des pierres et des planches, leur chaleur, leur douceur, leurs aspérités et le son qu’elles rendaient.
oooJe redécouvrais ma marche. Je réapprenais à marcher sans toi.
oooIl y avait quelque chose qui n’allait pas. Le paysage était puissant, plein de feuillages et de reflets, mais quelque chose manquait, que je pensais être toi, ton corps, ton regard, ton silence, ta main où j’aurais pu glisser la mienne, l’autre, celle qui ne tenait pas mon petit garçon, ta démarche aussi instable que le chenal.
oooPourtant, non, ce n’étais pas toi qui manquais au paysage, mais les oiseaux. Dans cette minuscule et si belle zone humide qu’elle aurait pu faire une carte postale, trop belle sans doute, trop lisse, il n’y avait aucun son d’oiseau, ni canards, ni cygnes, pas même des oies, des aigrettes craintives, aucun bruit sauf celui de l’eau et nos pas dans la boue.
oooVers la rivière les bruits des oiseaux existaient bien pourtant. Il y avait de l’ombre et du courant, des rochers, des poissons et des canards qui se grattaient en faisant clac-clac. Il y avait même un pont en fer qui faisait clac-clac plus fort que les canards quand les voitures passaient dessus. Mais en amont, rien, juste mon fils et moi dans le silence des lacs.
oooAvec cette absence, ce silence d’oiseaux, très fort, très visible maintenant que je l’avais identifié, reconnu, avec lui je me suis souvenue de cette lettre dans laquelle je t’expliquais comment nous fabriquions un lac en dressant des canards sauvages à déposer l’eau glacée tenue dans leurs palmes au creux de la vallée, notre vallée, cette vallée verte que tu aimes tant et que j’ai cru un moment être devenue.

oooL’absence d’oiseaux d’eau, leur silence, m’a aidée à comprendre. Tu n’es pas là, tu n’as jamais été là, et si je me promène, même avec mon petit garçon, le paysage n’existe pas, il est faux. Un lac, deux lacs même, une étendue d’eau sans bruits d’oiseaux, sans canards, sans clac-clac, sans frottements d’ailes, sans ébrouements de plumes, ça n’existe pas. C’est juste une carte postale, juste un décor de livre. p.295-297

Emmanuelle Pagano
L’absence d’oiseaux d’eau
P.O.L an 2010

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