N’importe quel document de montage ne fait pas l’affaire

02032016

Auriez-vous donc inventé au cinéma le genre du « conte documentaire », réunissant par là deux des paradigmes majeurs qui préoccupaient tant Walter Benjamin dans sa réflexion si profonde sur l’image et l’histoire ? Il est frappant, d’une part, que Benjamin ait abordé l’ «éclatement du roman» — chez Marcel Proust, James Joyce ou Alfred Döblin — à travers la procédure d’un montage de type documentaire : « le montage fait éclater le « roman », aussi bien du point de vue structurel que du point de vue stylistique, créant ainsi de nouvelles possibilités très épiques, notamment sur le plan formel. En effet, n’importe quel matériau de montage ne fait pas l’affaire. Le montage véritable part du document (echte Montage brucht auf dem Dokument). […] Dans les meilleurs moments, le film tente de nous y habituer. Ici, pour la première fois, [l’authenticité] à été mise au service de la littérature épique.* »
oooMais, d’autre part, on sait avec quelle force Benjamin a su défendre l’inactuelle nécessité, la survivance du conte : « L’art de conter est en train de se perdre. Il est de plus en plus rare de rencontrer des gens qui sachent raconter une histoire [selon] la faculté d’échanger des expériences** (Erfahrungen auszutauschen). Comment aujourd’hui, échanger ou transmettre une expérience quand l’art du conte semble perdu dans les limbes du temps passé, et quand la forme-roman semble justement avoir pris toute la place ? Le conte échappe au récit romanesque comme à l’information journalistique. C’est qu’il vient de très loin : « Il ressemble à ces graines enfermées hermétiquement pendant des millénaires dans les chambres des pyramides, et qui ont conservé jusqu’à aujourd’hui leur pouvoir germinatif***.» Mais pourquoi ne voit-on plus ce pouvoir germinatif ? Pourquoi le conte s’est-il éloigné de nous ? p.49-52
Georges Didi-Huberman
Sortir du noir
Les Editions de Minuit, an 2015

* W.Benjamin, « La crise du roman. A propos de Berlin Alexanderplatz de Döblin » (1930)
** W.Benjamin, « Le conteur. Réflexion sur l’œuvre de Nicolas Leskov » (1936)
*** ibid.

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