être dans la présence de chaque détail

agatha

Et s’il s’agissait plutôt de se perdre dans la forêt, sans demander à quiconque la route à suivre, et s’il s’agissait, oui, de vouloir se perdre… ne pas se retourner sur ses pas, ne pas attendre la clairière à tout prix, mais plutôt que vienne la nuit, l’obscurité. Comment retourner l’espoir sur le vif du présent, être dans la présence de chaque détail comme un entomologiste de la sensation, de l’évanescence, de ce qui surgit, de moins pensable, du plus équivoque parfois.
oooCette attention au présent, défait de l’alibi de l’espérance, me fait penser à certains films de Duras, à cette apparente immobilité de la caméra qui, imperceptiblement, déplace la lumière, le regard, et nous fait entendre une qualité de voix posée juste à côté du mot, de biais, en équilibre. C’est le risque qu’il n’y ait rien, du moins justement, rien de visible. Plan fixe. Une présence de dos. Prenez L’homme Atlantique par exemple ou même Agatha. « Vivre à distance de l’abattement comme de l’espoir » pourrait ressembler à cet espace-là, surexposé et pourtant secret. Un espace-temps presque immobile, comme en suspension où chaque mouvement prend un relief particulier, un accent à lui, singulier, inimitable. Et chacun des plans-séquences se découpe sur un temps inoubliable, qui se fixe en vous à tout jamais, vous qui regardez ce film sans comprendre pourquoi rien ne bouge, pourquoi si peu de gestes, de lumière accompagne ces mots prononcés de dos. Comment faire surgir du présent là où il n’y en a plus ? Il faut repartir et, dans ce secret, commencer. Il arrive que la vie nous accorde ce sursis, d’être présent, vraiment à ce qui apparaît, à ce qui se découvre. Se souvenir de Nietzsche, lorsqu’il tentait de penser la force comme ce qui s’expose sans protection et ainsi se révèle dans sa fragilité même, dans le combat. p.162-163
Anne Dufourmantelle
Eloge du risque
Rivages poche, an 2014

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