Les « incidents », choses qui tombent sans heurt

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Mais Wahl ajoute, en toute connaissance de cause : « Texte, donc, écrit en marge et à l’intention de celui dont il prend à témoin la démarche. Il y doit un ton et une adresse clairement ludiques. Ce qui ne l’empêche pas — tout au contraire — de constituer un système de propositions aiguës sur un nouveau type de romanesque — on n’a pas dit de roman — où l’on ne peut manquer de reconnaître in nucleo, dès 1964, certains traits de la pratique ultime — les dernières et les plus neuves réalisations — de Barthes écrivain. » Et il est vrai que Barthes parle beaucoup de lui-même dans ce texte qu’il écrit dans le vif de la relation amoureuse, sans craindre les effets de miroirs, voire en les recherchant sans doute. Il insiste sur l’accomplissement de l’écriture fragmentaire dans des textes qui ne sont ni des esquisses, ni des notations, ni des entrées de journal mais des « éclats de langage ». Il leur donne un nom qu’il a déjà réservé à sa propre pratique d’écriture : les « incidents », « choses qui tombent, sans heurt et cependant d’un mouvement qui n’est pas infini, continu, discontinu du flocon de neige » ; car « en eux règne le temps fondamental des littératures libres, la dernière conquête du langage (si l’on en croit sa préhistoire) : l’indicatif ». Certaines remarques sur la vitesse, sur le romanesque du fragment préfigurent celles de l’ultime cours au Collège de France sur le haïku. Surtout, c’est un texte qui parle du désir : non pas seulement du « désir des garçons » qui n’est jamais dans ces textes, écrit Barthes, culturalisé, mais du désir convoyé par l’écriture : « Dans les textes de F.B [François Braunschweig], il n’y a jamais aucun objet in-désirable. L’auteur crée ainsi une vaste métonymie du désir : écriture contagieuse qui reverse sur son lecteur le désir même dont elle a formé les choses.» C’est un propos qu’il est beau de lire dans tout ce qu’il porte de l’émotion de la rencontre, de plaisir d’écrire sur l’autre et pour l’autre, de la complicité que donne le fait de se lire à travers l’autre. p.384-385

Roland Barthes
Tiphaine Samoyault
Editions du Seuil, an 2015

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