…mais comme on se souvient

02-04-13a
On me dira : vous ne parlez que du temps qu’il fait, d’impressions vaguement esthétiques, en tout cas purement subjectives. Mais les hommes, les rapports, les industries, les commerces, les problèmes ? Quoique simple résident, ne percevez-vous rien de tout cela ? – J’entre dans ces régions de la réalité à ma manière, c’est-à-dire avec mon corps ; et mon corps, c’est mon enfance, telle que l’histoire l’a faite. Cette histoire m’a donné une jeunesse provinciale, méridionale, bourgeoise. Pour moi, ces trois composantes sont indistinctes ; la bourgeoisie, c’est pour moi la province, c’est Bayonne ; la campagne (de mon enfance), c’est toujours l’arrière-pays bayonnais, réseau d’excursions, de visites et de récits. Ainsi, à l’âge où la mémoire se forme, n’ai-je pris des « grandes réalités » que la sensation qu’elles me procuraient : des odeurs, des fatigues, des sons de voix, des courses, des lumières, tout ce qui, du réel, est en quelque sorte irresponsable et n’a d’autre sens que de former plus tard le souvenir du temps perdu (tout autre fut mon enfance parisienne : pleine de difficultés matérielles, elle eut si l’on peut dire, l’abstraction sévère de la pauvreté, et, du Paris de cette époque, je n’ai guère d' »impressions »). Si je parle de ce Sud-Ouest tel que le souvenir le réfracte en moi, c’est que je crois à la formule de Joubert : « Il ne faut pas s’exprimer comme on sent, mais comme on se souvient. » p.18
1977
[Je me souviens bien de celui qui a pris la photo,
Je me souviens bien de cette fête d’école,
Je me souviens bien de cet appareil qui marquait au fer orange la date.]
1977, l’Humanité
Roland Barthes
Incidents
Éditions du seuil
an 1987

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