Matrice narrative

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oooC’est un rapport de forces qui fait tenir un événement, le désir d’être souvenu et le désir de se souvenir « tiennent » ensemble, il n’y a pas de précédence.

[…]

oooEn d’autres termes, l’exigence à laquelle Kwon soumet son enquête, c’est d’accepter que les questions n’appellent ni explication ni élucidation. Ce sont des énigmes, c’est-à-dire des débuts d’histoires qui mettent ceux qu’elles convoquent au travail sur un mode très particulier : qu’est-ce qu’on fait là ? A quel type d’épreuves est-on appelé et quel régime de vitalité rendra possible de se laisser saisir par elles ?
On se laisse conduire, comme le fait Kwon, à d’autres événements et à d’autres histoires, en fabulant qu’ils et elles vous attendaient. Et que l’énigme en était à la fois la clé et le guide.

oooOn se laisse instruire, en acceptant de se trouver au point de connexion, ou d’être le point de passage de deux ordres de réalité différents. Il n’y a ici, chez lui, nulle volonté d’interprétation. Il y a juste expérimentation des sens qui pourraient devenir possibles. Je dis des sens — non des significations  —, mais des tropismes, c’est-à-dire des affects qui vous aimantent, des forces qui vous traversent et vous dirigent. C’est une expérimentation, une mise à l’épreuve : qu’est-ce que je fais avec ceci ? Quel sens me sollicite ? Quel devenir j’offre à ceci ? Il ne s’agit pas d’expliquer, mais de comprendre, dans le sens de « prendre avec ». Se laisser instruire. Faire d’une histoire une matrice narrative.

[…]

… Former des matrices narratives, c’est assumer que chaque histoire en engage d’autres (et qu’elle est responsable de ces modes d’engagement), et les engage au double sens du terme. Non seulement chaque histoire en crée de nouvelles et s’implique dans les suites qu’elle contribue à produire, mais chacun de ces récits ainsi créés modifie rétroactivement la portée de ceux qui les précèdent, leur donne des forces, leur offre de nouvelles significations.

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oooJe devais apprendre à faire confiance. Le parcours d’obéissance aux personnes est devenu un parcours d’obéissance aux liens et aux œuvres. Les œuvres elles-mêmes devaient produire ces liens, et je devais les laisser me travailler, sans trop intervenir ; je devais les laisser se connecter entre elles, en me fiant à leur puissance d’articulation et de friction. Je devais me laisser travailler et instruire. Je devenais moi-même l’objet de l’expérimentation : me rendre disponible à ce que les œuvres allaient créer entre elles de liens, de questions, de connivences, d’êtres nouveaux et de réponses que je devais apprendre à accueillir. J’avais enfin trouvé le moyen de rompre avec les explications.

[…]

… Chaque événement devenait une puissance d’intention dans laquelle je me sentais capturée, appât pour des intentions que je faisais miennes. Sans doute est-ce bien plus souvent le cas que ce qu’on se l’imagine. Étrange inversion du vouloir, ne pas lâcher prise, en fait : donner prise. C’est tout différent.
oooMais ce que je découvrais également, c’est que ma propre démarche formait écho avec ce que j’interrogeais, sans que je l’aie prémédité. Me laisser instruire, me laisser « faire », accepter de déléguer mes actes à d’autres, acquiescer au fait de ne pas comprendre et me rendre disponible à ce que quelque chose advienne à mon insu, à ce que des liens se tissent sans que j’intervienne trop activement (ce qui aurait à coup sûr empêché ces liens), me rendre sensible à un « ça pense » à travers moi : c’était en quelque sorte me laisser traverser par les « manières d’être » qu’explorent les morts et les vivants ensemble.

[…]

oooEt enfin, garder précieusement, par le cours même de mon trajet, un mémento — souviens-toi — comme un talisman, un nœud dans un mouchoir qui n’est d’ailleurs pas le mien : tu ne sais pas où tu vas, garde en mémoire d’où tu viens. p.32-39

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Vinciane Despret
Au bonheur des morts
Éditions La Découverte, an 2015

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