Mille et Une Nuits

« Du destin cosmopolite des objets magiques », voilà un titre pour Sarah : il y serait question, pêle-mêle, de lampes de génies, de tapis volants et de babouches mirifiques ; elle y montrerait comment ces objets sont le fait d’efforts successifs communs, et comment ce que l’on considère comme purement « oriental » est en fait, bien souvent, la reprise d’un élément « occidental » modifiant lui-même un autre élément « oriental » antérieur, et ainsi de suite ; elle en conclurait que l’Orient et l’Occident n’apparaissent jamais séparément, qu’ils sont toujours mêlés, présents l’un dans l’autre et que ces mots — Orient, Occident — n’ont pas plus de valeur heuristique que les directions inatteignables qu’ils désignent. p. 187

« Les Orientaux n’ont aucun sens de l’Orient. Le sens de l’Orient, c’est nous autres les Occidentaux, nous autres les roumis qui l’avons. (J’entends les roumis, assez nombreux tout de même, qui ne sont pas des mufles.) » Pour Sarah, ce passage résume à lui seul l’orientalisme, l’orientalisme en tant que rêverie, l’orientalisme comme déploration, comme exploration toujours déçue. Effectivement, les roumis se sont appropriés le territoire du rêve, ce sont eux qui, après les conteurs arabes classiques, l’exploitent et le parcourent, et tous les voyages sont une confrontation avec ce songe. Il y a même un courant fertile qui se construit sur ce rêve, sans avoir besoin de voyager, dont le représentant le plus illustre est sans doute Marcel Proust et sa Recherche du temps perdu, cœur symbolique du roman européen : Proust fait des Mille et Une Nuits un de ses modèles — le livre de la nuit, le livre de la lutte contre la mort. Comme Shéhérazade se bat chaque soir, après l’amour, contre la sentence qui pèse sur elle en racontant une histoire au sultan Shahryâr, Marcel Proust prend toutes les nuits la plume, beaucoup de nuits, dit-il, « peut-être cent, peut-être mille », pour lutter contre le temps. Plus de deux cents fois au cours de sa Recherche, Proust fait allusion à l’Orient et aux Nuits, qu’il connaît dans les traductions de Galland (celle de la chasteté de l’enfance, celle de Combray) et de Mardrus (celle, plus trouble, plus érotique, de l’âge adulte) — il tisse le fil d’or du merveilleux arabe tout au long de son immense roman ; Swann entend un violon comme un génie hors d’une lampe, une symphonique révèle « toutes les pierreries des Mille et Une Nuits». Sans Orient (ce songe en arabe, en persan et en turc, apatride, qu’on appelle l’Orient) pas de Proust, pas de Recherche du temps perdu. p. 191-192

Mathias Enard
Boussole
Actes Sud an 2015

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