Prêter attention


« Je reviens », ce qu’il disait toujours, comme s’il était hautement possible qu’un jour, il ne revienne jamais. Il sorti de la salle d’un pas plus dansant qu’à l’ordinaire et s’échappa dans la rue. Il savait qu’il s’était immobilisé d’un coup, telle une vache d’Ordebec, qu’il avait perdu quelque cinq à six minutes de la conférence. Pourquoi, il ne pouvait pas le dire, et c’est ce qu’il cherchait en marchant au long des trottoirs. Il n’était pas inquiet de cette brutale absence, il en avait l’habitude. Il n’en savait rien pas la raison, mais il en connaissait la cause. Quelque chose avait traversé son esprit comme un trait d’arbalète, si vite qu’il n’avait pas été capable de le saisir. Mais qui avait suffi à le pétrifier. Comme lorsqu’il avait aperçu ce scintillement dans l’eau du port à Marseille, comme lorsqu’il avait vu cette affiche sur les murs de Paris, comme lorsque de cette insomnie dans le train Paris-Venise. Et l’image invisible qui avait passé avait drainé le champ aqueux de son cerveau, entraîné dans son sillage d’autres figures imperceptibles qui s’étaient accrochées les unes aux autres comme des aimants en chaîne. Il n’en voyait ni l’origine ni le terme, mais il revoyait Ordebec, et précisément une portière, celle de la vieille voiture de Blériot, ouverte, à laquelle il n’avait pas spécialement prêté attention. C’était ce qu’il avait dit à Lucio hier, il y avait une porte qui battait encore, une piqûre qu’il n’avait pas fini de gratter.
Il marcha lentement dans les rues, avec prudence, s’éloignant vers la Seine où ses pas le conduisaient toujours en cas de secousse. C’est en ces moments qu’Adamsberg, presque inaccessible à l’anxiété ou à toute émotion vive, se tendait comme une corde, serrant les poings, s’efforçant de saisir ce qu’il avait vu sans le voir, ou pensé sans le penser. Il n’y avait pas de méthode pour parvenir à dégager cette perle du monceau informe que lui présentaient ses pensées. Il savait seulement qu’il lui fallait faire vite, puisque tel était son esprit que tout y sombrait. Parfois il l’avait attrapée en demeurant totalement immobile, attendant que la fluette image remonte en vacillant à la surface, parfois en marchant, remuant le désordre de ses souvenirs, parfois en dormant, laissant agir les lois de la pesanteur, et il redoutait, s’il choisissait à l’avance une stratégie théorique, de manquer sa proie.
[…]
Adamsberg immobilisa ses gestes. La perle était là, brillante dans le creux du rocher. La porte qu’il n’avait pas refermée. Quinze minutes plus tard, il se leva tout doucement, afin de ne pas effaroucher ses sensations encore mal formées et non comprises, et rejoignit sa maison à pied. p.380-382

Fred Vargas
L’armée furieuse
Éditions Viviane Hamy, an 2011

Ce contenu a été publié dans Général, Lecture. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.