Tension active

Tant que je pense à l’Autre, en effet, je me détache de moi-même, mais en moi-même ; cette pensée de l’Autre (à l’Autre) m’appartient, elle évolue à mon gré. Mais quand l’Autre entre en présence, que nous nous regardons, que ses yeux commencent à se poser sur moi et les miens sur Elle, c’est tout autre chose qui se passe, de radicalement nouveau, détachant un présent de l’immédiat passé et chaque fois inédit, impliquant d’inventer, où plus rien d’emblée n’est joué, où même ce qui était jusque-là prévu doit s’improviser. Un vacillement se produit qui fait que je ne m’appartiens plus. Car il intervient plus en amont que ce qui fait ma conscience, plus au-dedans de moi (que « moi ») – autant dire dans l' »intime ». Ce qui reconfigure le traditionnel antagonisme dressé entre présence et durée (ou ce qu’on dit de l’usure de la présence, de la déception du désir satisfait). Tant que cette tension est active, tant que nous nous apercevons l’un l’autre, nous isolant du monde, que nous sommes en mesure de nous regarder, une telle présence est effective et ne s’est pas stérilisée. Mais dès lors que cette tension ne « passe » plus entre l’un et l’autre, que chacun s’est retranché, rebranché de son côté, ne s’y laissant plus déborder, la présence, alors, s’enlise et devient « opaque ». p.89-90
François Jullien
Près d’elle
Présence opaque, présence intime

Galilée an 2016

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