Vie flottante / vie ancrée

2013-08-08 08.55.23

V – Vie flottante / vie ancrée

Rencontrer l’ « autre », l’autre en tant qu’autre et que singulier : l’Autre qui, parce qu’il est d’abord perçu comme absolument extérieur, peut du même coup, par son intrusion dans notre espace intérieur, y faire surgir un plus dedans de soi ; et servir dès lors d’assise, seule fiable, à ce « soi ». Ne s’est pas réalisé, en d’autres termes, par la médiation d’un Autre se levant soudain du fond du monde et s’en détachant, d’un « autre » qui n’est plus autrui, la révélation d’un infini possible au plus intérieur de soi, d’un soi qui n’est plus limité à « soi », c’est-à-dire faisant surgir une ressource infinie dans ce nous partagé. p.80

L’humanité de l’Autre (mais celui-ci s’est-il constitué vraiment en « autre »?) se détache-t-elle si radicalement, est-elle complètement à part, au sein de cette rhapsodie continue des sensations-émotions ? Autant dire que, pour que l’intime dépasse le stade du sentiment et se promeuve en expérience faisant muter l’existence, il faudrait que s’y découvre un support, ou « sous-jacement », qui fonde la condition de possibilité du sub-jectif et de son épanchement. p.82

… dans les Six récits de la vie flottante de Shen Fu
Voici un texte qui date de la fin du XVIIIe siècle, du dernier moment par conséquent où la culture chinoise n’a pas encore subi l’influence des conceptions occidentales, et qui est composé, plus que de récit à proprement parler, de souvenirs et de notes prises « au fil des jours », s’ajoutant et s’égrenant à la suite, sans ordre strict et globalement classés par thèmes : la trame en demeure donc plus disponible, elle peut capter l’incident et l’aparté. p.75

Vie « flottante », instable, évanescente, où tout ne cesse de passer et d’être emporté. Or, l’intime n’est-il pas ce qui seul peut modestement (minimalement) se retenir de tout ce glissement ? p.77

De la vie « flottante » (fu sheng 盛福), dt Shen Fu, ne gardons que ce qu’on jugerait d’abord inessentiel , puisque c’est seulement dans ces alvéoles creusées par le quotidien, au creux de ces petits faits, que se retient du vécu : cet émotionnel si furtif, si fugitif, à tout le moins, n’est pas factice. p.78

François Jullien
De l’intime, loin du bruyant Amour
Grasset an 2013

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