Bien sûr on ne sait jamais

Caspar_David_Friedrich_018

J’ai compris.
Oui c’est là.
Exactement ça.
Là où ça manquait.
« Mouvement » ça ne se dit pas, ça se vit.
Des fois on (je) sait.
En tous les cas, on croit, on sent.
Parce que d’une autre manière, on pourrait dire aussi : « On ne sait jamais ».

Voici notre héritage romantique : trouver sans cesse à redire, sans mettre les trouvailles au service d’une technique, sans craindre que ces trouvailles fassent semblant d’aller seules leur chemin fictif, sans craindre, donc, qu’elles puissent s’emballer, s’emporter, et prendre ainsi de vitesse le récit qui les porte, et qui doit, absolument, les porter, les supporter. Relisez les anecdotes de Kleist, d’Arnim, ou d’Hoffmann : ce qui s’y invente fidèlement à Diderot, c’est la vitesse dans la fiction ; ce qui s’y refuse, par conséquent, c’est un langage toujours trop complice de la durée, nous condamnant au retard, ou à la succession ; ce qui s’y éloigne, c’est tout langage soumis aux modes temporels de tradition : soit l’instant romanesque (qui surgit d’une éternité jugée évidemment inaccessible), soit le développement dramatique (qui évolue à but fini, enchaîne les nombres, multiplie les cycles). L’invention romantique, du point de vue de la voix narrative, porte sur le temps dans le langage. Il s’agit de corriger la notation par le mouvement en vue du mouvement, de cumuler du simultané et du successif, de faire comme si le temps, dans les mille et une histoires qui se chevauchent, entrait et sortait de lui-même, sans s’écouler, sans créer avance ou retard, sans répondre à cette sorte de demande d’histoire-en-delai qui paraît régler toute narration. Il s’agit, autrement dit, et plus carrément, de fabriquer du sans délai : un récit hâtif, précipité ; un récit à fond de train. Cette fabrique, si l’on peut dire, n’est pas celle de l’obsessionnel (les romantiques ont peu de goût pour ces raccourcis que sont les sentences, les maximes, les aphorismes), mais celle, on n’aura pas cessé d’y revenir, de l’obstiné, de l’entêté (des premiers aux seconds romantiques, ce qui tient le mieux, finalement, c’est l’obstination fragmentaire). C’est dans cette fabrique que la narration romantique nous réapprend, aujourd’hui, de toutes les manières, à faire fantômes, et non époque (selon le mot heideggérien), et non symptôme (selon le mot lacanien). Et avec les fantômes, comme dit le conseiller Krespel, bien sûr, on ne sait jamais. Ou plutôt, on sait tout juste qu’il n’est pas question de gagner du temps (il ne manque pas, puisqu’il n’est pas compté), mais d’en venir à cette chose (la seule à s’écrire) qui fuit dans le temps. p.127-128
Daniel Wilhem
Les romantiques allemands
écrivains de toujours, an 1980

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