La langue

A quoi il faudra ajouter, à propos de cette exoptique, que voir du dehors (comme, de Chine, se retournant vers l’Europe), de loin, en prenant du recul, ce n’est pas voir en gros ou à peu près. Mais c’est faire saillir plus nettement, sous l’effet de découpe ou de « cerne » devenu possible, ce qui est si présent, prégnant, diffus, envahissant, que, les yeux dessus, de près, on ne le discerne plus. Ou si j’en reste temporairement à ce champ du visuel, représentation commode à défaut peut-être d’être la plus adéquate, je dirai que ce milieu ou ce bain dans lequel nous met la langue (chaque langue) — et tout ce qu’elle véhicule d’options qui ne se soupçonnent pas — ne prend de relief que par superposition (de visions comme de conceptions). Et si j’ajoute qu’un dépaysement ne s’invente pas, c’est que c’est tout autre chose d’écrire les Lettres persanes ou de « passer en Chine ». Dans le premier cas, l’extériorité, fictive, souligne, fait ressortir, mais s’agissant de ce qu’on (re)connaît déjà ; elle ne dérange pas parce qu’elle ne dé-configure pas. Mais quand on part habiter la langue-pensée chinoise, venant d’Europe, on se trouve immergé dans ce qu’on n’attendait pas, dans une étrangeté (et d’abord un dénuement) dont on a tant de difficultés ensuite à revenir, et même dont on ne reviendra.
Plutôt que de comparer, ou même de contraster, il s’agit en somme, en passant par la Chine choisie comme lieu d’extériorité possible, d’organiser, d’agencer ou de « monter » (au sens expérimental), ce qui devient un dispositif de réflexion. « Réflexion » au sens propre comme au sens figuré, dans son emploi transitif mais aussi intransitif, car il faudra faire servir ce jeu d’optique et de perspectives à un déploiement émancipé de la pensée. Comme le miroir réfléchit une image, une « langue-pensée » se réfléchit dans l’autre, se dévisageant dans ce qu’elle ne percevait pas d’elle-même et faisant apparaître, en deçà du préjugé que cherchait à débusquer Descartes, ce qu’on nommera son pré-notionné — pré-catégorisé et pré-questionné — dit autrement son impensé ; et quand je parle alors, ne pouvant plus dissocier les deux termes, d’une langue-pensée, Descartes ne pensant pas qu’il pense en langue, je ne suppose pas que la langue déterminerait la pensée, mais je considère que la pensée exploite les ressources de sa langue, autrement dit ses fécondités. De là aussi que réflexion s’entende alors en ne se connaissant plus d’objets donnés (disant « je réfléchis » comme on dit « je pense ») : la pensée, faisant retour sur elle-même à la rencontre de l’autre, peut réfléchir, dans ce créneau de l’entre-langues entre-pensées, de façon plus dégagée (moins enlisée), sans qu’elle doive savoir déjà « à quoi », sans qu’aient déjà pris forme thème ou question à quoi elle soit accrochée ; et rêver alors d’un nouveau départ — plus en amont (plus authentiquement cartésien peut-être ?) — à sa « méditation ». FJ p. 288

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