Pencher de l’avant — Se promener — Speaking to the Rose

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oooCar en quel point, jamais complètement éclairé par l’intelligence, les deux se rejoignent-ils jusqu’à se découvrir communicants et même dirait-on, équivalents ? « Tendance » serait encore trop du côté de la seule évolution pour le dire, ne faisant pas suffisamment entendre le situationnel ; trop souvent embarrassé dans le psychologique aussi et trop génétique. Dans « propension », en revanche (le terme est plus insolite, mais Leibniz l’a connu, car c’est bien aussi cela qu’il voulait penser), entendons que les choses ne « sont » pas, mais qu’elles « penchent » ; qu’elles se clivent selon qu’elles s’inclinent, et que c’est là ce qui fait leur « avancée » : qu’elles ne cessent de basculer par leur pesée (pendere), d’une façon ou de l’autre (le situationnel), et de pro-duire leur avenir par cet élan et cet entraînement ; qu’elles sont portées de l’avant à se reconfigurer du seul fait qu’elles sont toujours, non pas un « étant », mais un infléchissement. Toujours : le monde n’est fait que de ce que tout, toujours « penche » de l’ « avant » d’une certaine façon — pro-pendere — produisant son renouvellement. […] L’intérêt de ce concept, ou plutôt de ce dont il faudrait faire un concept, et qu’il nous fait sortir du régime de la causalité, et donc de l’ « explication », celui qui a régné en maître sur le savoir européen, pour nous introduire dans une constante implication. p12-13

oo3. Il y a « paysage » quand ma capacité connaissante bascule — s’inverse — en connivence ; que le rapport d’objectivation, et d’abord d’observation, que j’entretiens avec le monde se mue en entente et communication tacite : de connaissant que j’étais vis-à-vis du « pays » (le savoir de la géographie), je redeviens connivent dans un paysage. Non pas, à proprement parler, que je « personnifie » des éléments du paysage, ou que je me « projette » en eux, que je prête de ma subjectivité aux choses ou que j’anime l’inanimé, ainsi que l’a dit et ressassé, comme en compensation du rationalisme de la connaissance, le romantisme ordinaire, le romantisme bavard, en Europe — toutes opérations dont le sujet se veut encore le maître et qui ne sont que des facilités. Mais s’opère, de fait, cette transmutation : quand du pays devient paysage, ce que j’appréhende en lui ne m’est plus étranger, mais fait signe, « me parle », « me touche », comme on dit plus familièrement (mais pourra-t-on sortir de ce familier ?). […]
oooNous vivons, à vrai dire, dans l’alternance de ces deux registres ou mieux de ces deux régimes, même si c’est le versant connaissant que, par penchant intellectualiste, la philosophie (européenne) a le plus éclairé : je deviens connaissant quand j’étudie ou parle en public ; je redeviens connivent quand je me retire dans un rapport intime ou que je me promène (c’est même cela « se promener »). p.111-113
[C’est du même ordre pour les rapports humains ? ]

François Jullien
De l’Être au Vivre
Editions Gallimard, an 2015

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