Sur mon chemin

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Quand j’arrivai et la saluai, je découvris avec étonnement que Rosalie était totalement aveugle : les infirmières ne me l’avaient pas signalé. Elle avait perdu la vue quelques années plus tôt et, désormais, elle « voyait » des choses, juste devant elle.
« Quelle sorte de choses ? », m’enquis-je.
« Des gens vêtus à l’orientale ! S’exclama-t-elle. Drapés, montant et descendant des escaliers […], un homme qui se tourne vers moi et sourit. Des animaux également. Je vois cette scène en même temps qu’un bâtiment blanc, et il neige — il tombe de doux flocons qui tourbillonnent. Je vois ce cheval avec un harnais, qui déblaie la neige […], mais tout change en permanence […]. J’aperçois plein d’enfants ; ils montent et descendent les marches. Les couleurs qu’ils portent — du rose, du bleu — sont aussi éclatantes que celles d’une tenue orientale. » Elle voyait ces scènes depuis des jours.
[…]
C’était plus « comme dans un film » que dans un rêve, me précisa Rosalie ; et tel un film, ses hallucinations tantôt la fascinaient, tantôt l’ennuyaient (« Tous ces gens vêtus à l’orientale qui montent et descendent sans arrêt… c’est lassant ! »). Elle avait l’impression que ces allées et venues ne la concernaient pas : les images étaient silencieuses, et les individus qu’elle voyait ne semblaient pas conscients de sa présence. Leur mystérieux silence mis à part, ces personnages paraissaient tout à fait concrets et réels, nonobstant leur aspect bidimensionnel. Mais, parce qu’aucune de ses expériences précédentes n’étaient comparables à ces visions, elle ne pouvait s’empêcher de se poser cette angoissante question : « Serais-je en train de perdre l’esprit ? » p.17-18
Multitudes silencieuses : le syndrome de Charles Bonnet
Oliver Sacks
L’odeur du Si Bémol
L’univers des hallucinations

Éditions du Seuil, an 2014

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